Je voudrais vous parler d’Estelle. On parlera de moi après. Peut-être.

Mais que dire d’Estelle ? c’est dans le désordre que me viennent à l’esprit les bribes d’informations que je détiens, la plupart à travers ce qu’en ont dit les journaux locaux. Elle faisait une faculté de L.E.A.. A Bordeaux. Mais ses parents vivent à Le-Bourg-En-Champs, au fin fond de la campagne aquitaine. Elle avait 22 ans, 22 ans tous neufs : seulement 5 jours auparavant, elle les avait fêté avec ses camarades, en même temps que les résultats de ses examens. Ca je le sais, j’en suis sûr ; les journalistes ont lourdement insisté sur ces détails. Les journalistes insistent toujours lourdement sur ce genre de détails, ceux qui vous vous sentir sur vos épaules le poids de l’insoutenable gâchis. J’ai toujours trouvé cela indécent, avant. Maintenant, avec le recul, même si je déplore la démarche et en condamne la finalité – car ces vautours n’ont d’autre but que de racoler, racoler au mieux, avec leurs titres accrocheurs et leur style toujours mélodramatique, fusse pour parler de la guerre en Irak ou du rhume de Laetitia Casta – eh bien je constate que bien malgré eux ils font passer un message, un message choquant, frappant, mais un message tout de même, qui fait – peut-être – son effet. S’en rendent-ils compte ? rien n’est moins sûr. Toujours est-il qu’ils ont bien dépeint tous les aspects de la vie de cette pauvre Estelle, tous les bouts de quotidien d’une terrible banalité qui vont faire que des centaines de lecteurs vont s’y identifier, s’identifier à la malheureuse, fauchée dans la fleur de l’âge par la vie, saloperie de vie, maudite vie, un drame humain, demain à qui le tour ? vous ? vous ? qui sait ? alors achetez donc notre papier, vous vous sentirez mieux. Nul doute. On veut croire que ça n’arrive qu’aux autres…

Aussi ai-je appris à connaître Estelle. Elle peignait. Beaucoup, de l’impressionnisme, technique à laquelle elle vouait une véritable passion, encouragée en cela par sa maman, dont le rêve était de posséder un jour un original de Monet. Si d’aventure ce rêve se réalise, qui sera là pour contempler l’œuvre avec sa maman ? maintenant qu’Estelle est partie, qui partagera cet amour de l’art avec cette mère de famille ? personne. Pas son papa, mutilé par un accident de travail, et qui confectionne des maquettes d’avions en balsa. Voilà le genre de merde que nous servent les torchons du coin. Mais je ne les blâme pas, chacun fait son beurre. Seulement ils ne m’inspirent que mépris. Ils ne m’inspiraient que mépris. Que dire de mon sentiment maintenant ? après tout ça ? Je ne sais…

Estelle faisait du sport aussi. Elle nageait, et elle affectionnait tout particulièrement l’espace sportif Guy Forget, où elle pratiquait le tennis ; elle montait à cheval, apparemment un cheval de traie à dire le vrai, hérité d’un aïeul, une mastodonte grise et noire d’une tonne. En somme une jeune femme bien naturelle, agréable, aimable à tous points de vue. Pourquoi alors ? nous demande-t-on dans la gazette, comme s’il était plus injuste que telle personne meurt, plutôt qu’un vulgaire cancre, une raciste, un radin ou un raté. Comme si la mort prenait une autre valeur selon la réussite sociale, la bonne fortune ou la beauté – comme un vin prend de la valeur avec l’âge.

Et bien entendu Estelle avait un amoureux. Effondré, le jeune homme, en seconde année de psychologie à l’université de Bordeaux II, 1,81 mètre, cheveux blonds courts, a accordé on ne sait trop pourquoi une interview au quotidien bordelais l’Escarmouche. Je dis " on ne sait trop pourquoi " parce que l’entretien se résumait à une alternance nauséabonde entre larmes de désespoir et attaques vindicatives envers le responsable. Je ne jurerais pas qu’il ait proféré tout ça le pauvre enfant. Cela ne m’a pas même touché.

Mais le reste, tout le reste, oui.

J’ai toujours mené une vie saine. J’ai toujours eu pour principe immuable que " la liberté individuelle s’arrête là où commence celle des autres ", et j’ai toujours mis en application ce précepte : ne pas déranger, faire montre de respect, de politesse, de compréhension et de patience. Je n’ai jamais commis de faute dans ma vie. Peut-être aurais-je dû, ne serait-ce que pour me préparer.

J’ai toujours été un modèle de droiture ; et vous avez toujours bénéficié de mon dévouement, personne ne dira le contraire. J’espère de tout cœur avoir jusque là atteint mon but, être un mari et un père exemplaire, et vous avoir comblés, mes amours. Mais vous comprenez, il ne pouvait y avoir d’Estelle dans ma vie. En aucun cas.

Estelle n’avait pas d’ennemi connu. Pourquoi, comment en aurait-elle eut ? il faut croire que seule la vie, ou le destin pour peu que l’on y accorde crédit, se soit joué d’elle. Quelle tristesse.

Je n’ai eu qu’une fierté dans ma vie, c’était celle d’avoir fait un sans faute en tant qu’humain et membre de la société. Certes n’ai-je pas brillé lors de mes études, certes n’ai-je jamais été l’employé du mois, n’ai-je jamais connu le succès… Mais personne n’aurait jamais rien pu me reprocher, j’entends quelque chose de concret, de sérieux, qui aurait pu porter préjudice à autrui. Peut-être que cela m’a rapproché d’Estelle, quelque part. Les articles dont les médias nous abreuvaient dépeignait une telle icône de pureté, que tout en ayant conscience de la tromperie je me prenais à rêver que ce fût là réalité. C’est un fantasme, oui, je l’admets.

Ce fantasme, je l’ai trouvé dans tous les magazines, tous les journaux, pendant des semaines. Ce fut un tel choc, cette histoire, que cela tourna à l’obsession. On nous donnait du Estelle à toutes les sauces et je me goinfrais. Même quand l’affaire s’est calmée, que les bien-pensantes personnes se tournèrent vers d’autres chats à fouetter, je continuai, parce que c’était trop tard pour moi, j’avais mis le doigt dans un engrenage qui m’avait happé tout le bras, bientôt le reste.

Je croyais innocemment me mettre dans la peau du lecteur anodin, de monsieur tout-le-monde, en me procurant pour la première fois un papier avec un article sur Estelle. Je croyais peut-être déjouer le destin en faisant comme si j’étais étranger à tout ça. Comme si cela ne faisait ni chaud ni froid.

Ce que je ne réalisais pas c’est que me placer ainsi en témoin littéraire du drame me privait de mes mécanismes d’autodéfense ; que ça rompait cette sorte d’enchantement que l’abasourdissement avait bienheureusement installé dans ma tête pour que je ne sombre pas dans la folie. Je devenais effectivement monsieur tout-le-monde, mais je le comprends maintenant, monsieur tout-le-monde déteste monsieur le-coupable… A choisir entre les deux… et quand bien même, je n’aurais pu être les deux, de toutes manières.

Mais c’est à la lumière de longs mois de torture que j’entrevois ces mécanismes, ces mécanismes qui m’ont éloigné de vous, mes amours, ma famille. Si je suis lucide à l’écriture de ces lignes, c’est bien la compréhension de tout ce qui s’est produit ces derniers temps. Ces articles que je recherchais frénétiquement dans le moindre papelard, dans toute la France, que je découpais, lisais, relisais. Je me rends bien compte que je me suis construit un monde, une bulle autour d’Estelle, où moi, à l’exclusion de tout autre puisque d’Estelle ne restait que la mémoire, moi seul évoluais.

Je ne chercherai pas à vous demander pardon, ce serait par trop outrageant. Autant demander pardon aux parents d’Estelle. J’espère juste qu’une fois que je serai parti aussi vous comprendrez, à travers la douleur, qu’il ne pouvait pas y avoir d’Estelle dans ma vie ; j’ai lutté pour être irréprochable, et j’avais gagné ce statut. Je ne peux continuer après cela.

Je n’ai jamais eu de problème d’alcool, et pour cause : je n’ai jamais bu. Comme quoi, il n’est pas besoin d’être un alcoolique, ni même un chauffard ; je n’ai jamais eu d’amende, pas même une contravention.

Ce soir là, quand Estelle est sortie de chez son petit ami, et a enfourché son petit scooter, que ses parents lui avaient offert pour ses 18 ans, je revenais de ce pot d’adieu, au boulot ; je ne voulais pas y aller, je n’aime pas ce type de soirée.

Je n’avais rien bu d’autre que du cidre. Je n’ai jamais bu d’alcool de ma vie. Peut-être que j’aurais dû. Ces quelques verres de cidres me tournaient bien la tête. Mais je n’étais pas saoul. Je roulais tranquillement, j’étais même concentré, parce que j’avais conscience de l’effet de torpeur de la boisson sur moi. J’étais concentré mais je n’ai pas réagi à temps.

J’ai vu Estelle. J’ai eu le réflexe. Il faut croire que je l’ai eu un tout petit peu trop tard.